samedi 19 décembre 2015


ARTHUR RIMBAUD – ALFRED ILG, UNE RENCONTRE EN AFRIQUE.
Compte-rendu de la conférence de Chantal Moret, du 12 décembre 2015



Alfred Ilg est né en Suisse à Frauenfeld le 30 mars 1854, un peu plus de six mois avant Arthur Rimbaud. 
Il a étudié à l ‘école polytechnique de Zurich dont il sort avec un diplôme d'ingénieur.

Le roi Ménélik II, roi du Choa, et qui souhaite moderniser son pays va s’adresser à une compagnie suisse établie à Aden pour recruter un ingénieur. Pourquoi la Suisse ? Parce que c’est un des rares pays d’Europe qui ne soit pas colonisateur. Engager un ingénieur helvétique offre une garantie d’indépendance à Ménélik vis-à-vis de pays comme la Grande-Bretagne, la France, l’Allemagne et l’Italie qui ont déjà des implantations en Afrique et qui convoitent la région.  Alfred Ilg va postuler.  Il sera choisi.  Il quitte la Suisse en 1878 et au terme d’un voyage de neuf mois, avec de longs séjours où il est bloqué pour des raisons administratives, il arrive enfin à Ankober en 1879.


Il  faut souligner qu’au cours de la même année 1878, Arthur Rimbaud traverse la Suisse, si l’on se réfère à sa lettre du 17 novembre qui narre son voyage à pied dans « l’embêtement blanc » du col du Gothard.

En 1879, l’Abyssinie est un pays essentiellement agricole et manque d’ouvriers qualifiés. La capitale Entoto se trouve à 3200 mètres d’altitude.  Ilg, en accord avec Ménélik, la fait descendre d’un cran et commence la construction d’Addis-Abeba (nouvelle fleur), située à 2400m. d’altitude pour en faire sa nouvelle capitale.
Les premières années d’Alfred Ilg en Abyssinie sont essentiellement consacrées à dresser un état des lieux et des nécessités en infrastructures du pays, afin d’établir des plans de modernisation par ordre de priorité. Cette période permet également à l’ingénieur d’apprendre la langue, l’Amharique, qu’il parle couramment et écrit presque aussi bien au bout de trois ans. Par la suite, Ilg construira des ponts, des routes et développera les communications, services de postes, téléphones et télégraphes.

Rimbaud arrive à Aden au début du mois d’août 1880 et après une période d’essai, il est affecté à la surveillance du tri du café sous la direction d’Alfred Bardey.
Assez rapidement, Rimbaud commence à se plaindre de ses conditions de travail et de vie. Son patron, soucieux du bien-être de ses employés, propose à Rimbaud d’ aller seconder le gérant dans le comptoir qu’il vient d’établir à Harar.

Il confie aux siens son désarroi et son intention d’aller plus loin, vers Zanzibar, destination récurrente et idéale mais où finalement il n’ira jamais.  Il a perpétuellement le sentiment d’être exploité, volé, escroqué et traduit l’acrimonie contre son employeur dans ses correspondances.  


Quand on se penche sur les lettres que Rimbaud écrit, au delà de ce que cela nous apprend factuellement, on reconnaît bien son ironie quasi perpétuelle.  Le Rimbaud des années 1871-1872 maniait déjà le sarcasme, et on peut remarquer que les saillies de l'employé de Bardey et ses considérations tant sur son patron que sur les indigènes et même les affaires politiques éthiopiennes font écho au ricanement impertinent du poète lorsqu'il perturbait le dîner des Vilains Bonshommes.

Un autre écho de cette jeunesse est la facilité qu'a Rimbaud pour les langues.  Comme Alfred Ilg, Rimbaud a entrepris d’apprendre la langue locale de même que l’arabe et l’oromo.

En mars 1881, Bardey charge Rimbaud de mener des expéditions commerciales dans le pays dont il revient à chaque fois exténué, parfois malade et souvent déçu. 
En 1882, de retour à Aden, Rimbaud supporte mal le style de vie coloniale ainsi que le climat. Il est vrai qu’Aden est situé dans le cirque d’un cratère volcanique éteint mais ce n’en est pas moins une fournaise.

Dans une lettre écrite en 1883, Rimbaud confie ses souhaits de fonder une famille, d’avoir un fils qu’il éduquerait pour en faire un ingénieur. Signe que les sciences et techniques l’attirent toujours, dix ans après une « Saison en Enfer » où il mettait déjà la Science au-dessus de tout, le seul salut de l’Homme.
Il commande par ailleurs à sa mère de lui faire parvenir du matériel ainsi que des livres techniques très pointus pour ingénieur en génie civil.
Sa frustration intellectuelle l’obsède, même si on peut le soupçonner de souffrir d’un complexe de supériorité. La réalité est qu’en dehors de conversations philosophiques avec le père Joachim et l’explorateur Jules Borelli, les occasions pour Rimbaud de satisfaire sa soif de savoir sont rares.  Il songe toujours à partir pour Zanzibar, ou bien au Tonkin, ou même à Panama où le canal est en construction.

En janvier 1884, Rimbaud annonce à sa famille la fermeture de l’agence à Harar, la compagnie Mazeran, Viannay, Bardey et Cie ayant fait faillite en France.  Rimbaud se retrouve donc sans emploi à Aden.

En juillet, Alfred Bardey réussit à remonter une entreprise et reprend Rimbaud jusqu’à décembre 1884.
En janvier 1885, faute de mieux, et malgré des affaires peu florissantes, Rimbaud accepte de prolonger son contrat pour Bardey avec qui les relations se dégradent.

C’est en septembre 1885 qu’il se voit proposer un marché de ventes d’armes par Pierre Labatut dont le destinataire est le roi du Choa Ménélik. Le roi abyssin commande légalement des armes à plusieurs marchands mais les règles commerciales fixées par les Britanniques sont soumises à de fréquents changements, rendant ce commerce souvent illégal.

Pierre Labatut meurt de maladie en décembre 1886, laissant Rimbaud mener seul la livraison à Ménélik.  Et quand Rimbaud arrive enfin devant le roi en février 1887 ce dernier lui répond ne plus en avoir besoin, arguant que les armes livrées sont dépassées, mais accepte de les prendre toutefois au titre du règlement d’une dette de l’associé de Rimbaud, Labatut qui hélas n’est plus là pour confirmer ou contester. C’est une très mauvaise opération pour Arthur Rimbaud.

Ménélik a entretemps été séduit par les avances diplomatiques des Italiens et de leur ambassadeur Pietro Antonelli qui souhaitent le voir monter sur le trône d’empereur d’Ethiopie après avoir vaincu son suzerain le roi Johannès.  Les Italiens, disposés à fournir des armes modernes à prix cassés, sont des concurrents imbattables pour Rimbaud et même Alfred Ilg qui commerçait lui aussi avec le roi en lui revendant des fusils réformés de l’armée Suisse.

L’interposition des Italiens dans les affaires éthiopiennes a eu d’ailleurs pour effet d’évincer l’ingénieur suisse des affaires politiques. C’est dans ce contexte qu’Arthur Rimbaud et Alfred Ilg ont été amenés à se rencontrer à Entoto en avril 1887.

En été 1887, Rimbaud passe quelques semaines au Caire pour se reposer.  Dans une lettre à sa famille, il mentionne pour la première fois de fortes douleurs, souvent paralysantes, signes avant-coureurs de la maladie qui l’emportera.

A partir de janvier 1888, Ilg et Rimbaud entretiennent une correspondance assidue et c’est au travers de ces échanges dont le sujet tourne essentiellement autour des affaires commerciales qu’on peut mesurer leur estime réciproque.

Ilg apprécie la tournure d’esprit de Rimbaud, et a détecté chez lui un tempérament qui est pourtant assez éloigné de ce que Rimbaud montrait si on se réfère aux témoignages de ceux qui l’ont côtoyé dans ces régions.  Ilg écrit à Rimbaud depuis Zurich où il passe neuf mois en 1888.  Si nous connaissons aujourd’hui le contenu bilatéral de cette correspondance, c’est grâce à la rigueur méticuleuse d’Alfred Ilg qui recopiait en double les lettres qu’il écrivait, gardant une trace de ce qu’il avait envoyé.
Rimbaud et Ilg nourrissent des projets en communs, notamment celui de construire des usines au Choa, afin de faire travailler les Ethiopiens, et d’œuvrer à favoriser une fabrication locale.

1889 va être une année cruciale. Les Italiens ont livré leurs armes, avec 400 000 munitions à bas prix tandis que Rimbaud cherche toujours à écouler ses armes obsolètes : 1750 fusils à capsules et 20 Remington.

Le coup de théâtre va venir de la mort inattendue de l'empereur Johannès dans une opération militaire contre les rebelles Madhistes.  S’il n’y a plus de guerre, Ménélik II n’a plus besoin des Italiens.  Mais ces derniers ne se laissent pas évincer si simplement.  Le 2 mai 1889, ils font signer à Ménélik le traité d’Uccialli  qui place son pays sous la tutelle italienne grâce à une subtilité de traduction entre l’Amharique et l’Italien. Informé de l’arnaque par Ilg, Ménélik II veut faire annuler le traité.  Les Italiens refusent.  Ilg revient en grâce auprès du Négus.  Il recevra le titre de Commandeur et sera décoré de l’ordre de Salomon.  Le 3 novembre 1889, Ménélik est couronné empereur sous le titre de Négusa Nägäst (roi des rois).

Les affaires vont pouvoir reprendre mais ce n’est pas aussi simple. Dans une lettre à Rimbaud, Ilg lui explique qu’il ne peut pas vendre son « bazar » aussi facilement que Rimbaud le souhaiterait.
Ilg sait qu’il peut parler franchement avec Rimbaud et même démêler des malentendus, comme celui d’une lettre où Rimbaud demandait à Ilg de lui trouver une mule et deux esclaves pour son service. Cette lettre a fait couler beaucoup d’encre et causé la fausse réputation d’un Rimbaud esclavagiste. Ilg a de toutes façons refusé tout en rendant hommage aux « bonnes intentions » de Rimbaud.  On le sait bien, c’est plus le témoignage d’un écart de langage de Rimbaud que celui d’une activité de traite négrière, il y a un fossé entre le souhait de requérir à une paire de manutentionnaires probablement sous-payés et la traite des esclaves qui était exclusivement réservée aux Yéménites et strictement interdite aux Européens. Un blanc n’aurait pas survécu une journée si par malheur il s’était livré à ce commerce.

En 1890, Rimbaud  confie aux siens : « je me porte bien dans ce sale pays » signe que ça ne va pas si bien que ça. Il avoue se sentir vieillir et compare ses cheveux blanchis aux perruques poudrées de l’Ancien Régime. Il doit certainement ressentir des douleurs osseuses mais n’en fait pas état à Alfred Ilg.  Le mal-être de Rimbaud nous démontre qu’il poursuit indéfiniment sa route sur le « long et raisonné dérèglement de tous les sens ».  
 
En janvier 1891, Ilg annonce à Rimbaud son départ pour la Suisse, prévu à la fin mars.  Il espère rencontrer Rimbaud à Harar : « J’aurai probablement à vous proposer une bonne affaire et sûre ».  On sait que les deux hommes ne se reverront plus.  Tandis que les problèmes de santé de Rimbaud s’aggravent, il est évacué vers la côte le 7 avril 1891.

Le 20 mai, il est débarqué à Marseille où on l’ampute de sa jambe droite.
Il rentre à Roche le 20 juillet. Mais sa convalescence se passe mal, son état empire. Il retourne le 20 août à Marseille où il espère se soigner et surtout être à proximité du port pour repartir à Aden dès qu’il se sentira mieux. Mais la maladie s’est propagée et il meurt le 10 novembre, le lendemain même d’une lettre où il donnait des instructions pour son embarquement.

Alfred Ilg n’apprend le décès de Rimbaud qu’en 1892. Il en fait état dans une lettre peu empathique quant au sort de Rimbaud.

L’empereur Ménélik II donne son accord en 1894 pour la construction de la ligne de chemin de fer qui doit relier la capitale Djibouti à Addis Abeba.  La Compagnie impériale des chemins de fer Ethiopiens est fondée cette même année.  Mais les travaux vont être retardés par les Italiens qui déclarent la guerre au Négus en 1895.
Les Italiens seront défaits à la bataille d’Adoua en 1896. On pense qu’Alfred Ilg a pu jouer un rôle en faisant retarder des renforts italiens bloqués à Port-Saïd. La guerre se termine par un traité de paix entre l’Italie et l’Ethiopie dont le texte a été rédigé par Ilg.


En mars 1897, Alfred Ilg reçoit l’Etoile d’Éthiopie, plus haute distinction de l’époque.  Seuls deux autres étrangers, un Français et un Russe, en ont été honorés.  La même année, les travaux commencent enfin, mais les difficultés s’accumulent.  Les ouvriers abyssins qui viennent des hauts plateaux d’Éthiopie peinent dans le désert plat et rocailleux où le premier tronçon est construit.  La construction est coûteuse, et la France qui finance n’est pas très motivée puisqu’elle n’est pas directement concernée en tant que pays colonisateur dans cette région.  Les puissances européennes voient aussi d’un mauvais œil l’œuvre d’ Alfred Ilg, un ingénieur indépendant de son pays, et qui permet à Ménélik de s’affranchir de l’influence des pays colonisateurs, d’autant que Alfred Ilg s’est fait offrir par l’empereur des terrains à chaque extrémité de la ligne, coupant l’herbe sous le pied aux convoitises extérieures.  Soucieux de cette délicate situation diplomatique, le Négus ne se rendra pas à l’inauguration du premier tronçon (Djibouti-Diré Daoua) en 1903.

Alors que les travaux du deuxième tronçon doivent débuter, la France marque le pas dans le financement. Sentant là une opportunité de s’implanter dans la région, les Britanniques se manifestent, ce qui va réveiller l’intérêt des Français, fondant dans la foulée la Compagnie Impériale du chemin de fer Franco-Ethiopien.  La reprise effective des travaux a lieu en 1911 avec le tronçon allant de Dire Daoua à Haouache.  Le pont ferroviaire sur l’Haouache est l’œuvre d’Ilg.
Le dernier tronçon sera achevé et la ligne Djibouti-Addis Abeba, inaugurée le 9 mai 1917 ce qu’Alfred Ilg ne connaîtra pas car il meurt en Suisse le 7 janvier 1916 à 61 ans.  La construction de la ligne de chemin de fer reste la grande ambition et la grande œuvre d’Alfred Ilg.  Il en est le concepteur. 

 Ce sont les lettres échangées entre Alfred Ilg et Arthur Rimbaud qui ont permis de reconstituer la nature de leurs relations, qu’elles soient amicales ou professionnelles. Elles éclairent également le contexte géopolitique et social dans lequel les deux hommes ont évolué. Toutes ces lettres ont été conservées par la famille d’Alfred Ilg.  Celles de Rimbaud à Ilg ont été remises en 1959 par son petit-fils, Dieter Zwicky à Jean Voellmy qui a entrepris de les étudier.

Les recherches ont consisté notamment à approfondir certaines informations et identifier les noms de toutes les personnes citées par Rimbaud et par Ilg.  Plus tard, Mme Zwicky-Ilg, fille d’Alfred Ilg, a remis à Jean Voellmy les lettres de son père (qu’il recopiait toujours) à Rimbaud.  Parmi celles-ci, se trouvait une lettre de la main de Rimbaud datée d’avril 1890, encore cachetée et qui portait sur l’enveloppe la mention en allemand « N’a pas été délivrée par ordre de R. »
Jean Voellmy l’a ouverte le plus soigneusement possible et a pu la lire.

Rimbaud y réclamait encore 4000 thalaris en dédommagement de sa mévente de fusils.  Il recevra à la place 11480 kg de café qu’il ne savait pas comment écouler correctement et 675 fraslehs.
En 1965, Jean Voellmy a publié la correspondance d’Alfred Ilg et Arthur Rimbaud.  Cette correspondance, revue en 1995, figure aujourd’hui intégralement dans la dernière édition de la Pleïade.